Introduction
Les itinéraires souvent surprenants qu'ont suivi les plantes présentent tout autant d'intérêt pour l'historien des sociétés humaines que pour le naturaliste.
Figure 01 - Jardin d'agrumes (La Napoule – Côte d’Azur - vers 1690)
Figure 2 - Les paysages botaniques de la péninsule ibérique. 1. Limite Sud du chêne pédonculé – 2. Limite Nord de l’olivier – 3. Limite Nord de l’oranger et enclaves au-delà de cette limite 4. Limite Nord du palmier nain – 5. Limite Nord des palmeraies de palmier-dattier – 6. Cultures de caractère tropical (VIDAL DELABALCHE).
Outre leur impact économique, bien des plantes ont été un vecteur privilégié de contacts culturels. Les exemples abondent dans le bassin méditerranéen, avec le commerce des parfums, épices, encens et arômes en provenance d'Orient, qui a stimulé
deux mille ans d'échanges et de contacts1.
D'importantes introductions de matériel végétatif ont accompagné ces échanges culturels et commerciaux. Les régions côtières situées entre Gênes et Marseille (Ligurie, Corse et Côte d'Azur) ont été l'un des principaux foyers historiques de ces tentatives d'acclimatation de plantes exotiques, et assurément le plus dynamique.
Ces régions bénéficient en effet de leur proximité géographique et de conditions climatiques exceptionnelles. Un relief particulièrement tourmenté leur confère une telle diversité d'expositions et de microclimats
que peuvent y coexister à la fois la plupart des espèces végétales caractéristiques des zones méditerranéennes, et celles des zones continentales froides et tempérées2.
Figure 3 - Répartition de l'étage thermoméditerranéen en Méditerranée occidentale. Le trait gras indique les zones où cet étage constitue le climax. Au nord du 41° parallèle, l'étage thermoméditerranéen est représenté seulement à l'état fragmentaire, sur le littoral azuréen, en Corse, en Catalogne et dans le sud italien (OZENDA 1981).
Figure 4 - Les régions d’Italie les plus tièdes en hiver (minima moyens journaliers de janvier). 1. Minima inférieurs à –2° - 2. Minima supérieurs à 4° - 3. Minima supérieurs à 8° (VIDAL DELABLACHE).
L'introduction de plantes orientales est attestée dans ces régions dès le Moyen-Age à grande échelle, avec les agrumes. Au XIX° siècle, elle a donné naissance à une horticulture sophistiquée et quasi-industrielle, qui demeure aujourd'hui encore très innovante. Les expériences d'acclimatation qu'ont mené les parfumeurs grassois
ont par ailleurs grandement contribué à la diffusion internationale de certaines de ces cultures3.
Aux sources de l'horticulture moderne
Les descriptions médiévales de ces premières tentatives d'horticulture exotique sont malheureusement rares et fragmentaires. En ce qui concerne la Côte d'Azur, elles nous apprennent tout de même qu'il s'agit, comme pour les encens et les parfums, de plantes destinées à des usages rituels d'
un universalisme indiscutable, communs aux Juifs, aux Chrétiens, et aux religions antiques4.
"San Remo [est une] terre grasse, peuplée et marchande [.../...] couverte de toute part de bois de citrons [.../...] au grand spectacle des marins. Au temps où fleurissent cédrats et citrons, un tel parfum se répand sur la mer voisine que les navigateurs y goûtent bien qu'encore éloignés de plusieurs milles de la terre. [.../...] Et il s'y voit encore multitude d'arbres à palmes, les fruits desquels ne parviennent pas à maturité. Et le Pontife Romain de mander chaque année un courrier pour acheter les palmes pour la fête qui se célèbre le Dimanche avant la Pâque.
Les Juifs d'Allemagne et autres lieux, achètent [eux aussi] les cédrats pour la fête des Tabernacles, à San Remo"5.
Figure 5 - L’entrée du Christ à Jerusalem. Salterio de santa Isabel XII-XIII°s (Museo de Friuli).
Il faut attendre le
début du XIX° siècle6 pour trouver des détails plus précis sur cette surprenante agriculture rituelle. On s'aperçoit alors que les terroirs très spécialisés qui l'abritent, entre San-Remo et Nice, font en fait partie d'un réseau horticole bien plus vaste mais peu connu. Il concerne pourtant l'ensemble de la Méditerranée occidentale.
La description de ces sites horticoles, de leurs relations historiques et commerciales, de leurs productions et des savoir-faire qui s'y rattachent, constitue l'objet de cette étude. Ces échanges culturaux débordent largement le simple cadre de l'histoire naturelle. Ils apportent aussi à l'histoire des relations culturelles entre l'Orient et l'Occident une contribution qui n'est pas négligeable, par son ampleur, son impact et sa permanence.
Des liturgies végétales et orientalisantes
Les plantes font universellement l'objet d'emplois rituels qui se révèlent d'une grande diversité. Dans l'ancien monde, les usages rituels des palmes et des agrumes occupent une position éminente. Comme les encens et les parfums, ils font en effet partie des cycles liturgiques majeurs des religions juive et chrétienne. Ils prennent ainsi place dans la liturgie pascale, en ce qui concerne le monde chrétien catholique et orthodoxe, et au cours des offices qui suivent le Nouvel An chez les Juifs.
Les usages chrétiens des palmes participent avant tout des mises en scène théâtralisées de la Semaine Sainte. Une illustration exemplaire est fournie par les confréries espagnoles lors des processions qui représentent l'entrée du Christ à Jérusalem. Cet épisode de l'Histoire Sainte est d'ailleurs à l'origine de la fête chrétienne. Bien que hauts en couleurs, les emplois rituels des palmes sont en réalité, à quelques exceptions près, plutôt stéréotypés : elles sont tressées, et bénies au cours de l'office du Dimanche des Palmes qui ouvre la Semaine Sainte. Les seules différences notables consistent dans la diversité (plus que relative) des types de tressage et de cultivation. Une exception majeure concerne la Corse, où les processions des Confréries se tiennent le Vendredi Saint, et s'accompagnent de compositions en palmes tressées d'une facture singulière.
Figure 6 - La cabane rituelle de la fête juive. Dans le calendrier juif, l'emploi des palmes prend place au cours des fêtes qui suivent le Nouvel An. Ces fêtes se tiennent au début de l'automne et demandent d'importants préparatifs, consistant pour l’essentiel dans l’édification des “cabanes” de palmes, et dans la mise en culture de plantes soumises à de strictes exigences rituelles. La "cabane" rituelle, qui a laissé son nom à la fête, doit être édifiée en plein air, balcon, jardin, cour ou terrasse, en souvenir d'un autre épisode de l'Histoire Biblique, l'Exode des Juifs hors d’Égypte. Le palmier entre aussi dans la confection des bouquets tressés traditionnels destinés aux prières et aux offices, avec des plantes qui font, comme lui, l'objet d'une culture spécifique : le myrte, le saule et le cédrat.
A côté des encens, parfums, palmes et agrumes, il faudrait évoquer deux autres plantes orientales pour compléter ce tableau botanique des végétaux introduits en Occident à des fins religieuses et rituelles. Même s'ils demeurent en marge de la liturgie, les emplois de la fleur d'oranger pour les mariages, et ceux de la rose dans des usages plutôt funéraires, connurent en effet une diffusion qui déborde très largement le cadre confessionnel.
Leur introduction culturale, qui concerne une grande partie de l'Europe, prendra plus particulièrement sur la Côte d'Azur des proportions massives, à l'origine de l'invention des parfums modernes dans ces mêmes régions.
Notes
1 L'usage religieux des encens est resté commun aux trois religions. Quant aux valeurs profanes qui s'attachaient aux parfums, elles n'ont pas seulement constitué l'essentiel de la pharmacopée médiévale. Elles témoignent de nos jours d'un impact culturel peut-être plus important encore par son universalisme. De nombreuses études ont été consacrées à l'impact culturel de l'introduction des parfums, ainsi que des épices et des plantes aromatiques en général, notamment : LE GUERRER A.,
Les pouvoirs de l'odeur, Paris, O. Jacob, 1997, 329 p.; FAURE P.,
Parfums et aromates dans l’Antiquité, Paris, Fayard, 1987, 357 p
2 OZENDA P., Végétation des Alpes sud-occidentales, Paris, CNRS, 1981, pour une description de l'étage thermo-méditerranéen sur la Côte d'Azur, et VIDAL DELABLACHE P., GALLOIS L.,
Géographie universelle, tVII Méditerranée, Paris, Armand Colin, 1934, pour la cartographie des étages climatiques en Méditerranée Occidentale.
3 CASTELLANA R., JAMA S., Fragrances d'Azur, Nice, Alandis, 2004, pour une synthèse des recherches et des expériences d'acclimatation horticole impulsées par l'industrie grassoise des parfums.
4 CASTELLANA R., Les palmes de la Passion. D'un rêve d'Orient à l'invention de la Côte d'Azur, Nice, ROM, 1997, à propos de la tradition judéo-chrétienne des palmes et de ses racines égyptiennes antiques.
5 Témoignages cités par QUAINI M., "Per la storia del paesaggio agrario in Liguria, note di geografia storica sulle strutture della Liguria medioevale e moderna", in
Atti della Societa Ligure di Storia Patria, XII (LXXXVI), II, Genova,1972, pp. 201-360. Par son ampleur, cet article fait référence en matière d'histoire agraire de la Ligurie, et notamment en ce qui concerne l'introduction des agrumes dans le monde génois. Les témoignages cités sont bien connus, puisqu'on en trouve mention dans les articles consacrés aux agrumes par le LAROUSSE,
Grand Dictionnaire du XIX° siècle, Genève, 1982 (réédition).
6 Cf RISSO A., Essai sur l'histoire naturelle des Orangers, Bigaradiers... cultivés dans le département des Alpes-Maritimes. Dufour, Paris, 1813, 74 p. L'auteur de la 1° recherche botanique moderne sur les agrumes avait fait précéder son encyclopédie de cet opuscule consacré à l'agrumiculture sur la Côte d'Azur d'où il était originaire.